Petits essais en forme de notules

Malraux définit le lecteur par vocation comme celui qui jouit de «la faculté d'éprouver comme présents les chefs-d'oeuvre du passé»...



Je souscris à cette définition et m'attacherai à présenter ici quelques réflexions au fil de mes lectures qui suivent rarement l'actualité littéraire, pour le plaisir de partager découvertes ou, éventuellement, récriminations... . Quoique, la vie étant bien courte, il vaut mieux, dans la mesure du possible, écarter le désagréable lorsque cela, comme il arrive trop rarement, est en notre pouvoir et vouloir.






dimanche 6 novembre 2011

Vous avez dit «orgueil»?

Jean Anouilh

Avez-vous déjà tenté de définir le mot «orgueil»? je sais... Je rappelle souvent à mes étudiants que la chose qu'ils utilisent pour tenir ouverte la fenêtre de leur appartement vétuste a une fonction première, trop oubliée, qui est celle de fournir les définitions des mots.

Mais le dictionnaire ne dit pas toujours tout et lorsque j'essaie de préciser ce que l'usage met dans le mot «orgueil» et ce que j'y ajoute, il me semble que la définition du dico me serait de peu d'utilité...

Peut-être le mot «orgueil» a-t-il mauvaise presse dans  notre Occident à cause du péché d'orgueil longtemps considéré comme l'un des sept péchés capitaux et pourtant...

Lorsque Créon fustige l'Antigone d'Anouilh en la traitant d'orgueilleuse, retrouvant en elle l'orgueil de son père, Oedipe, il est certain qu'il ne lui fait pas un compliment.  Pour ma part, j'avoue un petit faible pour cette orgueilleuse d'Antigone même si, l'âge aidant, j'évolue petit à petit pour reconnaître que la définition du bonheur de Créon est tout de même plus reposante...

Alceste fait-il preuve d'orgueil lorsqu'il dit à Philinte :

Je voudrais, m'en coutât-il grand'chose,

Pour la beauté du fait avoir perdu ma cause.

Est-ce orgueil, fierté, superbe ou simple entêtement voisinant l'infantilisme de sa part? Cela dépend de la lecture et Dieu seul sait si Le Misanthrope a donné naissance à toutes sortes d'excès.  Je suis encore honteuse, connaissant la pièce par coeur depuis fort longtemps, d'avoir été la seule à applaudir à la fin du texte, il y a quelques années, alors que le metteur en scène avait jugé bon de lui ajouter une rallonge montrant Alceste errant dans une sorte d'antichambre de palais, ce qui était censé signifier que l'homme aux rubans verts était en proie à un accès de folie!


Mais laissons Molière pour revenir à Anouilh, car il est la cause de cette réflexion autour de l'orgueil.

Tout le monde connaît l'Antigone évoquée plus haut, car c'est l'une des rares pièces que la tradition scolaire a retenue de l'oeuvre abondante du dramaturge.  Il est vrai, pour avoir lu plusieurs autres pièces, que l'affrontement de Créon et de sa nièce a une dimension qu'on ne retrouve pas ailleurs.  Je parcours toutefois en ce moment un recueil de fables qu'Anouilh avoue sans prétention et qui sont, de son aveu même, «le plaisir d'un été».  Certaines fables sont originales, mais d'autres sont des réécritures à la manière de ses adaptations de Sophocle par exemple.  L'une d'elles m'a particulièrement retenue à cause de sa chute.  Jugez-en plutôt :

                              Le chêne et le roseau

Le chêne un jour dit au roseau :

« N'êtes-vous pas lassé d'écouter cette fable ?

La morale en est détestable;

Les hommes bien légers de l'apprendre aux marmots.

Plier, plier toujours, n'est-ce pas déjà trop

Le pli de l'humaine nature ? »

« Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ;

Le vent qui secoue vos ramures

(Si je puis en juger à niveau de roseau)

Pourrait vous prouver d'aventure,

Que nous autres, petites gens,

Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,

Dont la petite vie est le souci constant,

Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde

Que certains orgueilleux qui s'imaginent grands. »

Le vent se lève sur ces mots, l'orage gronde.

Et le souffle profond qui dévaste les bois,

Tout comme la première fois,

Jette le chêne fier qui le narguait par terre.

« Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé

- Il se tenait courbé par un reste de vent -

Qu'en dites-vous donc mon compère ?

(Il ne se fût jamais permis ce mot avant.)

Ce que j'avais prédit n'est-il pas arrivé ? »

On sentait dans sa voix sa haine

Satisfaite. Son morne regard allumé.

Le géant, qui souffrait, blessé,

De mille morts, de mille peines,

Eut un sourire triste et beau

Et, avant de mourir, regardant le roseau,

Lui dit : « Je suis encore un chêne ».


Quoique qualifié d'orgueilleux, ce chêne ne vous est-il pas immensément sympathique?  Le mot est trop familier; je dirais plutôt qu'il suscite l'admiration par cette fierté qu'il conserve malgré ses déboires et l'approche de la mort.

Qu'en pensez-vous?









16 commentaires:

  1. Savoir affronter droit dans les yeux!
    C'est vrai que l'on pourrait tirer une autre conclusion de cette fable,le courage au lieu de l'orgueil.
    Savoir regarder la mort en face sans plier.
    Rester digne....
    Je ne suis pas certaine que La Fontaine approuverait mes propos!
    Bonne journée

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  2. Derrière l'orgueil se cache beaucoup de souffrance. En psychanalyse l'orgueil est une hypertrophie du moi. "Sa Majesté le Moi", dirait Freud.
    L’orgueil serait en fait une forme de regard sur soi-même qui se passe du regard des autres.
    (ce qui est différent de la vanité qui cherche les éloges de l'autre). L'orgueilleux, prenant pour réalité ce qui n'est qu'une image idéale qu'il se fait de lui même, une illusion.
    Et cette stratégie de défense a été mise en place pour ne pas souffrir, ne l'oublions jamais.
    Merci Marie-Josée, tu nous fais bien réfléchir.

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  3. Je crois bien que j'aime l'orgueil, en vieillissant. Peut-être,justement, parce que je vieillis ; peut-être aussi parce que dans notre société, tant de gens sont ternes et passifs, vautrés, même... Antigone a toute ma sympathie, depuis toujours et pour toujours. Quant à ce chêne, il est debout... C'est Dolorès Ibarruri qui disait : il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux.

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  4. Vous savez, Françoise, le texte littéraire étant polysémique, on peut l'infléchir et lui faire dire bien des choses. Ce chêne est certes digne et courageux. Je penchais du côté de l'orgueil à cause des mots qu'utilise Anouilh : «orgueilleux», «fierté», mais c'est ma déformation pédagogique qui m'incite à serrer le texte de près si je puis dire...

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  5. Cher Freud! En bon Viennois de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, il en connaissait un chapitre sur l'hypertrophie du moi! Heureusement qu'Anna O. lui a demandé de se taire et de la laisser parler puisqu'elle fut la première à constater que ce «ramonage de cheminée» -n'était-ce pas son expression?- lui faisait plus de bien que la loghorrée freudienne. (Je cite de mémoire; j'espère qu'elle ne me fera pas défaut, car, comme chacun le sait, cette «faculté oublie» pour mieux réorganiser à sa convenance...)

    Alceste, Oedipe et Antigone souffrent, je suis d'accord avec toi. Mais Alceste et Antigone, s'ils ont une image idéalisée d'eux-mêmes, projettent aussi sur les autres leurs attentes et leurs exigences et ne sont-ce pas les êtres qui ont ces exigences qui peuvent aider les autres à se dépasser?

    La souffrance est malheureusement trop souvent le principal moteur des chagements profonds, car dans le confort et l'indifférence, il n'y a aucun aiguillon qui incite à aller plus loin, non?

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  6. Bienvenue, Bonheur du jour...

    L'Antigone d'Anouilh est un personnage complexe : «Moi, je veux tout, tout de suite et que ce soit entier, ou alors je refuse.» Pareils propos font songer aux enfants-rois de maintenant, mais je crois qu'il y a plus dans cette exigence ou ce désir du maintien de l'absolu, coûte que coûte...

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  7. C'est drôle, je ne me sens ni chêne ni roseau, ni fière ni soumise... Et plus je vieillis plus je m'éloigne de ces deux pôles. j'essaye, et c'est très difficile d'être moi-même, de trouver mes propres dimensions, donc beaucoup plus petites que je ne le voudrais...

    Le malheur et et la souffrance, ne sont ni aiguillons ni bienfaits pour moi, ils paralysent et retiennent les élans, et c'est vrai que "le ramonage de cheminée" aide à trouver ses vraies valeurs pour oser se lancer dans le monde...

    Merci Marie-Josée de ce petit ramonage :-)))

    Bises du jour brumeux.

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  8. Je vous suis toujours avec intérêt Marie-Josée

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  9. Au moins trois fois que je viens relire ce billet et ses commentaires, sans me décider à y mettre mon grain de sel.
    Enfin, je saute le pas. Pour moi, orgueil et fierté n'ont pas du tout le même sens.
    Maia définit très bien l'orgueil.
    Quant à la fierté, c'est ce que tout un chacun doit pouvoir opposer à celui qui voudrait l'asservir. La fierté est surtout utile sur le tard, elle sert à ne pas sombrer dans la dépendance. Ou du moins, à la retarder le plus possible.

    Mon éducation catholique m'a enseigné la valeur de l'humilité et de la modestie. L'humilité est à bannir. Quant à la modestie, il n'y a rien de pire qu'une fausse modestie. La modestie est une attitude bien difficile à doser.

    Reste la simplicité. Si elle est naturelle, ça se voit tout de suite. Si elle est affectée... aussi !

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  10. Pardi, Tilia! Je ne voulais pas susciter une telle agitation des neurones!Vous avez probablement raison, linguistiquement parlant, de renvoyer orgueil et fierté dos à dos. C'est à tout le moins ce que laisse entendre l'article de Wikipédia que je viens de consulter -il faudra que vous m'expliquiez un jour comment vous réussissez à introduire des liens dans vos commentaires!

    J'ai le tort de partir de personnages littéraires plutôt que des définitions du dictionnaire ou de la psychanalyse. J'en ajouterai donc un autre pour complexifier la définition de Maia : vous connaissez le roman de Jane Austen qui se nomme Pride and Prejudice? L'orgueil renvoie surtout au personnage de Darcy qui s'avère, au bout du compte, un frère aimant et d'une certaine grandeur d'âme, tout comme Alceste, à sa manière. Il veut certes qu'on le distingue, mais ses attentes vis-à-vis de l'humaine nature témoignent aussi, paradoxalement, de l'idée assez haute qu'il se fait d'elle...

    Chose certaine, cete petite discussion m'aura amenée à repenser la présentation d'Antigone ou de Médée, car j'hésite encore entre ces deux héroïnes d'Anouilh, la seconde pour amener une réflexion sur la violence à l'endroit des enfants dont nous avons déjà parlé dans un autre contexte.

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  11. Tu as bien raison, Danielle : le chemin pour parvenir à être soi-même est long et plutÔt cahoteux. Comme disait Françoise Giroud : «Savoir ce que l'on veut, ce que l'on veut vraiment avec toutes ses forces inconscientes, c'est le principal but de l'existence.» Pas facile de l'atteindre toutefois.

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  12. Le brainstorming, ou remue-méninges, est ce qu'il y a de plus intéressant dans les blogs comme le vôtre.
    Mon grain de sel n'est pas basé sur la linguistique. C'est du pur ressenti, et/ou vécu, qui n'a nulle prétention à être objectif.

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  13. Et moi aussi j'apprécie ce billet et la discussion qui a suivi.
    Je n'aime pas l'orgueil. J'ai remarqué que les êtres les plus remarquables sont,en général, les plus modestes parce qu'ils sont conscients de leur valeur, n'ont pas besoin de la prouver et sont aussi assez intelligents pour connaître leurs limites. Mais comme Tilia,et pour les mêmes raisons, j'aime la fierté.
    Pourtant, et c'est peut-être contradictoire, j'aime bien ce chêne non quand il est debout et que son orgueil écrase les plus humbles mais lorsqu'il est vaincu. A mon avis il devient sympathique une fois à terre parce qu'il ne cède pas à l'adversité, ne s'apitoie pas sur lui-même et répond avec panache. Son orgueil est devenu fierté!
    Quant à Alceste c'est un personnage que j'adorais quand j'étais au lycée. J'aimais (j'aime toujours) qu'il ne joue pas le jeu social, l'hypocrisie et les bassesses. Mais avec l'âge je me demande si un tel personnage est très plaisant à vivre!

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  14. Vous savez, claudialucia, chacun apporte un peu de son expérience et de ses connaissances antérieures dans ses lectures. J'ai préféré le chêne au roseau, car j'ai un penchant pour les êtres blessés qui dissimulent leur souffrance, comme le soulignait Maia, fut-ce sous un air d'orgueil qui n'est pas toujours attrayant...

    Mais j'ai aussi transposé à cette fable les réminiscences de ce que j'enseigne au sujet des circonstances qui ont entouré la publication de la pièce d'Anouilh. Antigone fut jouée pour la première fois en 1944 et suscita de vives réactions au parterre, partagé entre les partisans de Vichy et ceux qui soutenaient plus ou moins ouvertement la résistance. Dans la figure du roseau, j'ai donc vu ces êtres plutôt mesquins qui ont profité de l'installation du fascisme pour monter en grade et écraser ceux avec qui ils n'avaient jamais pu frayer auparavant. C'est parfaitement subjectif, j'en conviens.. J'aimerais revoir le film de Visconti La caduta degli dei, car j'ai gardé le souvenit de cette mécanique que le cinéaste italien avait démontée, mais j'ai oublié le reste...

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  15. Un salut amical de Londres.
    Je vous embrasse
    Maia

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