Petits essais en forme de notules

Malraux définit le lecteur par vocation comme celui qui jouit de «la faculté d'éprouver comme présents les chefs-d'oeuvre du passé»...



Je souscris à cette définition et m'attacherai à présenter ici quelques réflexions au fil de mes lectures qui suivent rarement l'actualité littéraire, pour le plaisir de partager découvertes ou, éventuellement, récriminations... . Quoique, la vie étant bien courte, il vaut mieux, dans la mesure du possible, écarter le désagréable lorsque cela, comme il arrive trop rarement, est en notre pouvoir et vouloir.






dimanche 29 janvier 2012

La saga des condoms Benetton


En ce dernier dimanche de janvier, j'ai pensé ressortir de mes «archives» un petit souvenir approprié pour la méditation dominicale. Je vous demanderai, en plus des yeux de l'âme, de convoquer ceux de l'esprit, car en cette époque lointaine où le numérique n'avait pas encore pénétré les masses laborieuses, nous étions plus parcimonieux en matière de clichés lorsqu'il fallait débourser espèces sonnantes et trébuchantes pour l'obtention de la moindre image.

Bonne lecture, donc. Le recueillement vous permettra sans doute d'approfondir la signification du ci-dessous message…




 

C'est une petite école sise tout au haut de la montagne, derrière l'oratoire St-Joseph. Rare privilège, on y étudie encore paisiblement à l'ombre des arbres, au milieu des écureuils et des religieuses aux longues robes noires d'un autre temps. Ce jour-là, pourtant, les années 90 allaient brusquement se rappeler à notre souvenir dans toute leur singularité. Pénétrant dans la salle des professeurs, je perçus en effet une agitation pour le moins inhabituelle dont j'allais bientôt percer la cause.

 

 
«Ce n'est pas possible ! Il faut ab-so-lu-ment qu'elles retirent cela !

-Elles ont beau avoir le droit d'accrocher ce qu'elles veulent dans leur classe, il y a tout de même des limites !

-Moi, ça m'énerve : j'peux pas enseigner, j'arrive pas à m'décrocher les yeux de c't'affaire-là ! »

 

 
Qu'est-ce qui pouvait bien méduser ainsi notre pétillante physicienne et provoquer les foudres du bel historien ténébreux ? M'immisçant dans le groupe, toutes oreilles déployées, je finis par saisir ce qui s'était produit. L'une des classes de 4ème secondaire, pas la folle-échevelée-sympathique, mais l'autre, la pondérée-silencieuse-studieuse, avait semé le trouble dans les esprits de quelques-uns de ses professeurs, en affichant au fond de la classe un joli vivier de multicolores condoms déployés, image sur laquelle monsieur Benetton avait jeté son dévolu pour illustrer une nouvelle fois son «United colors».





 

 
Entrant le lendemain dans cette classe, je cherchai tout naturellement l'objet du délit. J'examinai de toutes mes lunettes le mur du fond car, myope comme une taupe, je dus vraiment m'attarder un petit moment : en lieu et place de l'immense poster qui eût été proportionnel à la réaction enseignante, je finis par découvrir la page centrale d'un magazine, à distance respectueuse de la tribune professorale. Mon éclat de rire fit lever des regards interrogateurs, et je dus expliquer la cause de mon hilarité. Et cette classe, généralement si docile, de se révolter ! Même Brigide s'enflamma, cette élève si calme que je n'osais jamais interpeller de peur de succomber au sournois lapsus qui me guettait depuis que j'avais, pour la première fois, vu son nom sur ma liste d'élèves.

 
Elles me racontèrent alors par le menu les pressions et remontrances qu'elles avaient dû endurer. Et elles mettaient toute leur âme dans ce récit car, habituellement louangées par les enseignants, elles s'expliquaient mal cette hyper-réaction devant une illustration pour elles banale. Imaginez : le professeur d'histoire avait même pris la peine de leur rédiger une gentille petite lettre, abusant d'un tutoiement paternaliste, pour leur remontrer que cet «objet», s'il avait sa place sur la table de chevet, ne devait certes pas s'étaler au su et au vu de tous.

 

 
Ulcérées par ce qu'il faudrait bien appeler un peu d'hypocrisie, elles répliquèrent de façon flamboyante et l'affaire prit encore plus d'ampleur : elles engagèrent les derniers sous du journal étudiant pour y publier, photocopie couleur à l'appui, un article au sujet de l'image incriminée, de leur liberté d'expression et de leur droit à l'information. Comme quoi il convient de prendre garde aux eaux dormantes.

 
Les enseignants ne cessèrent pour autant leur harcèlement et, peut-être par compassion pour les obsédés ou, de guerre lasse, les élèves acceptèrent une concession et déplacèrent la publicité à l'avant de la classe, sur l'une des parois constituant la niche dans laquelle s'encastrait le bureau du professeur. Pour voir l'image, l'enseignant aurait dû sortir de sa niche et carrément se retourner… La physicienne pourrait délaisser le dénombrement des condoms pour s'adonner à d'autres activités didactiques.

 

 
Ainsi, sur ce petit bout de mur, voisinèrent dorénavant les condoms Benetton et la pensée qu'avaient, au début de l'année, disposée les religieuses en lettres multicolores : «Dieu fait les premiers pas.»

 
                               mai 94