En ce dernier dimanche de janvier, j'ai pensé ressortir de mes «archives» un petit souvenir approprié pour la méditation dominicale. Je vous demanderai, en plus des yeux de l'âme, de convoquer ceux de l'esprit, car en cette époque lointaine où le numérique n'avait pas encore pénétré les masses laborieuses, nous étions plus parcimonieux en matière de clichés lorsqu'il fallait débourser espèces sonnantes et trébuchantes pour l'obtention de la moindre image.
Bonne lecture, donc. Le recueillement vous permettra sans doute d'approfondir la signification du ci-dessous message…C'est une petite école sise tout au haut de la montagne, derrière l'oratoire St-Joseph. Rare privilège, on y étudie encore paisiblement à l'ombre des arbres, au milieu des écureuils et des religieuses aux longues robes noires d'un autre temps. Ce jour-là, pourtant, les années 90 allaient brusquement se rappeler à notre souvenir dans toute leur singularité. Pénétrant dans la salle des professeurs, je perçus en effet une agitation pour le moins inhabituelle dont j'allais bientôt percer la cause.
«Ce n'est pas possible ! Il faut ab-so-lu-ment qu'elles retirent cela !
-Elles ont beau avoir le droit d'accrocher ce qu'elles veulent dans leur classe, il y a tout de même des limites !
-Moi, ça m'énerve : j'peux pas enseigner, j'arrive pas à m'décrocher les yeux de c't'affaire-là ! »
Qu'est-ce qui pouvait bien méduser ainsi notre pétillante physicienne et provoquer les foudres du bel historien ténébreux ? M'immisçant dans le groupe, toutes oreilles déployées, je finis par saisir ce qui s'était produit. L'une des classes de 4ème secondaire, pas la folle-échevelée-sympathique, mais l'autre, la pondérée-silencieuse-studieuse, avait semé le trouble dans les esprits de quelques-uns de ses professeurs, en affichant au fond de la classe un joli vivier de multicolores condoms déployés, image sur laquelle monsieur Benetton avait jeté son dévolu pour illustrer une nouvelle fois son «United colors».
Entrant le lendemain dans cette classe, je cherchai tout naturellement l'objet du délit. J'examinai de toutes mes lunettes le mur du fond car, myope comme une taupe, je dus vraiment m'attarder un petit moment : en lieu et place de l'immense poster qui eût été proportionnel à la réaction enseignante, je finis par découvrir la page centrale d'un magazine, à distance respectueuse de la tribune professorale. Mon éclat de rire fit lever des regards interrogateurs, et je dus expliquer la cause de mon hilarité. Et cette classe, généralement si docile, de se révolter ! Même Brigide s'enflamma, cette élève si calme que je n'osais jamais interpeller de peur de succomber au sournois lapsus qui me guettait depuis que j'avais, pour la première fois, vu son nom sur ma liste d'élèves.
Elles me racontèrent alors par le menu les pressions et remontrances qu'elles avaient dû endurer. Et elles mettaient toute leur âme dans ce récit car, habituellement louangées par les enseignants, elles s'expliquaient mal cette hyper-réaction devant une illustration pour elles banale. Imaginez : le professeur d'histoire avait même pris la peine de leur rédiger une gentille petite lettre, abusant d'un tutoiement paternaliste, pour leur remontrer que cet «objet», s'il avait sa place sur la table de chevet, ne devait certes pas s'étaler au su et au vu de tous.
Ulcérées par ce qu'il faudrait bien appeler un peu d'hypocrisie, elles répliquèrent de façon flamboyante et l'affaire prit encore plus d'ampleur : elles engagèrent les derniers sous du journal étudiant pour y publier, photocopie couleur à l'appui, un article au sujet de l'image incriminée, de leur liberté d'expression et de leur droit à l'information. Comme quoi il convient de prendre garde aux eaux dormantes.
Les enseignants ne cessèrent pour autant leur harcèlement et, peut-être par compassion pour les obsédés ou, de guerre lasse, les élèves acceptèrent une concession et déplacèrent la publicité à l'avant de la classe, sur l'une des parois constituant la niche dans laquelle s'encastrait le bureau du professeur. Pour voir l'image, l'enseignant aurait dû sortir de sa niche et carrément se retourner… La physicienne pourrait délaisser le dénombrement des condoms pour s'adonner à d'autres activités didactiques.
Ainsi, sur ce petit bout de mur, voisinèrent dorénavant les condoms Benetton et la pensée qu'avaient, au début de l'année, disposée les religieuses en lettres multicolores : «Dieu fait les premiers pas.»
mai 94
Ce billet me rappelle joyeusement la fébrilité de nos classes toutes féminines, périodiquement unies dans la provocation des enseignants/religieuses et promptes à dénoncer toute injustice, surtout celles commises -nous semblait-il- à notre endroit...
RépondreSupprimerLucie
C'est le propre de l'adolescence, non?
SupprimerMais tu avoueras qu'elles avaient, en prime, de l'humour, si tu considères la chute...
En lisant le titre de votre notule, Marie-Josée, je n'en croyais pas mes yeux. Voila un sujet original s'il en est !
RépondreSupprimerDans cette histoire, Benetton a commencé. Rien d'étonnant puisque sa publicité est basée sur des images provocantes par rapport au politiquement correct.
Bien dans leur rôle d'adolescentes maniant le non-conformisme comme une arme d'auto-défense, les élèves ont sauté sur l'occasion pour faire un peu d'agit-profs
Votre allusion à un éventuel lapsus en prononçant le nom de l'élève Brigid m'a fait pouffer de rire. Une crainte qui montre bien que personne ne pourra jamais vous qualifier de psycho-rigide ;-)
Merci pour ce moment de récréation qui m'a permis en prime de découvrir le peintre Jean Paul Lemieux.
Bon dimanche, Marie-Josée
Avez-vous toujours de la neige ? ici il se pourrait que février saupoudre la région de blanc...
C'est vraiment que le photographe des publicités Benetton avait le chic pour provoquer au moins autant que mes adolescentes. Mais cette petite histoire s'est bien produite comme je l'ai racontée. La chute, surtout, ne s'invente pas!!! Tant mieux si je vous ai fait rire...
SupprimerJ'aimerais mieux avoir de la neige que de la glace, car c'est surtout ce qui recouvre les petites rues en ce moment, et cela m'oblige à me promener avec ma canne pour les balades du grand chien qui patine un peu elle aussi!
Bonne semaine saupoudrée!
Un délicieux moment d'humour passé avec toi ce soir, Marie-Josée !
RépondreSupprimerOui, j'avoue, sans prétention, que je n'avais pas lu ce petit texte depuis un moment et il m'a bien fait sourire moi aussi!!!
SupprimerÀ bientôt, Norma, et bonne semaine!
Enfin quelqu'un qui ose parler de sexe sur le Net ! Bravo Marie-Josée, j'ai lu, comme tu le recommandais, ton texte superbe avec recueillement et j'ai beaucoup ri !!
RépondreSupprimerJe te bisess fort du matin.
Tant mieux, Danielle! C'était tout à fait le but visé!
SupprimerC'était la grande époque des pubs Benetton, qui restent des références pour illustrer la communication des entreprises dans mon cours de management ! Je vais rajouter celle-ci dans mon diaporama !! Je te raconterai comment ont réagi mes étudiants, mais je crains que cela soit assez sage ! les temps ont changé ...
RépondreSupprimerJe crois que l'entêtement des adultes a eu le double mérite d'offrir à ces jeunes l'occasion de s'opposer avec brio aux obscurantismes de l'âge, et aux adultes de jouer leur rôle sans se rendre compte que leur réaction était la cause de tout ce bruit ! en tout cas, cela est délicieusement raconté et plein d'humour : la chute est parfaite !!
Tu sais, il y a une petite chose qui fait encore réagir les étudiants, et que je prends un malin plaisir à leur montrer lorsque je parle de réalisme en peinture : "L'origine du monde" de Courbet... Eux qui se croient très délurés se mettent à rougir. C'est assez amusant comme spectacle. Mon petit côté facétieux...
SupprimerLe plus drôle, dans cette histoire, c'est que les religieuses qui dirigeaient l'école ont beaucoup moins réagi que les enseignants laïcs. La directrice qui vient, il faut dire, d'une famille d'athées et qui a choisi la religion plutôt que Camus, m'a même demandé de lire mon petit texte à la communauté pendant une soirée au salon, et tout le monde a franchement ri!
Quant à la chute, elle est géniale, et je peux le dire sans prétention puisque je ne l'ai pas inventée!
J'avoue que je n'oserais pas leur montrer l'origine du monde, c'est tellement intime !!
SupprimerJ'imagine la lecture de ton texte !! cela devait être cocasse...
Un billet bien mené Marie-Josée.
RépondreSupprimerMerci, Alba! Lorsque la réalité se fait inspirante...
SupprimerIl faut croire que le publicitaire de Benetton est un coutumier de ce qui peut choquer !
RépondreSupprimerJe n'ose pas vous mettre en lien une photo reçue expliquant le fait que l'église avait accepté le préservatif!!!
Du reste je ne sais pas si je l'ai conservée.
Si je la retrouve je vous l'enverrai hors blog.Vous allez rire.
Elle est tout au plus facétieuse mais on sait jamais ce que certaines personnes peuvent penser et ce n'est pas la peine d'aller heurter les âmes bien pensantes!!!
J'ai bien ri.
Merci de cette tranche de rire comme l'on dit familièrement
Bonne journée
Je vous avoue, Françoise, que mon côté taquin aime bien, au contraire, choquer ou susciter la controverse. Je dois toutefois dire qu'en cette grande époque de rectitude politique, c'est souvent à mes risques et périls!!!
SupprimerTant mieux si je vous ai fait rire! C'était exactement le but!